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C’est la seconde réunion de restitution du diagnostic que nous faisons. La première a eu lieu il y a 4 jours avec les cadres de l’entreprise, les responsables métiers, les responsables de tous les plateaux en France et leurs superviseurs. Les cadres du 1er niveau après le CODIR. Une cinquantaine de personnes. Christian a souhaité être présent à toutes les restitutions. Il était très stressé de se retrouver face à ses cadres. Il a un rapport affectif fort avec eux et il connaît une grande majorité d’entre eux. Ceux sont les mêmes qui ont été assez durs dans leurs propos lors du diagnostic.
Christian a eu un langage de vérité en acceptant les critiques mais en les renvoyant aussi à leurs responsabilités. La réunion s’est globalement bien passée. Nous étions tous présents, membres du CODIR. Nous avons aussi partagé les grands enjeux des années à venir avec eux. Des pistes de travail ont émergé.
Ils sont ressortis de cette réunion ragaillardis et plus soudés que jamais.
Je ne cesse d’être surprise par le charisme de notre PDG. Il a un talent extraordinaire pour souder les équipes. Il leur a promis de les associer bien en amont des projets, et leur a dit sous forme de boutade mais chacun a compris « ce ne sont pas les délégués syndicaux qui doivent vous informer des projets à la machine à café ».
J’ai profité de cette réunion pour présenter quelques pistes de travail pour construire une politique RH en les associant. Certains se sont déclarés volontaires pour travailler avec moi sur leurs attentes dans un groupe de travail que j’animerai avec un pilote.
J’ai vu Philippe blêmir lorsque Gilles s’est proposé pour piloter le groupe.
Mais la réunion d’aujourd’hui c’est une autre ambiance avec les équipes des plateaux d’Asnières celles qui ont principalement fait grève en février. Ces équipes ont toujours été très revendicatrices paraît-il.
J’ai demandé à Antoine Berthelot de venir présenter le diagnostic. Extérieur à l’entreprise, il saura mieux gérer les critiques qui ne manqueront pas. J’ai préparé le CODIR et Christian de la dureté possible des débats.
- ce diagnostic pose assez bien le problème, déclare Stéphane, un téléopérateur sur le plateau de la prise de rendez-vous médicaux. On est sur un plateau de 150 opérateurs et ce qui intéresse les managers c’est le nombre d’appels que l’on prend et surtout que l’on ne dépasse pas 4 mn par prise de rendez-vous sinon on fait baisser le ratio. Par contre, même si on bosse comme des malades, pas de bonjour, pas de bonsoir des grands directeurs, on est des pions. Quand vous venez à Asnières vous vous enfermez dans un bureau sans même venir nous saluer, on est des machines pour vous ou quoi ?
- Tu dis que vous êtes des pions mais nous aussi en tant que superviseurs nous en sommes renchérit Paul. Moi je suis chez Medical Services Group depuis 10 ans et je n’ai jamais eu autant de pression sur les ratios, les tableaux de productivité. Je ne travaille plus dans la même boite. J’ai les yeux rivés sur les panneaux lumineux du plateau. Si je vois 10 appels en attente mon stress augmente. Ce n’est pas normal de nous faire cette guerre aux chiffres. Où est la confiance du début Christian, tu ne nous as jamais mis cette pression avant ? Tu veux quoi ? vendre l’entreprise à un bon prix comme il se dit dans les couloirs ?
Comme je m’en doutais les superviseurs et leurs équipes font front commun. L’origine de leur mal être est le même. C’est ce que révèle le diagnostic entre les lignes, le management de proximité ne comprend plus son rôle si ce n’est de « fliquer les équipes » pour respecter les ratios.
Christian se lève et regarde Paul et Stéphane dans les yeux.
- Je n’ai jamais voulu que les ratios gouvernent cette entreprise. Nous nous sommes laissés entrainer par une dérive que je n’ai jamais voulue. Pour moi, le sens de mes journées est d’innover, de trouver de nouvelles façons de répondre à l’accès aux soins, d’aider les professionnels de la santé à se concentrer sur leur métier, de permettre aux malades de rester chez eux, de former les équipes. C’est cela le sens de Medical Services Group. Bien évidemment, nous devons gagner de l’argent avec nos activités mais gagner de l’argent n’est pas et n’a jamais été mon objectif. NON je ne veux pas vendre cette entreprise mais au contraire la développer et être fier de la présider.
- On te croit mais on a fait grève parce que c’était la seule solution de dire stop à cette pression rebondit Eric un autre superviseur. Je comprends que tu l’as mal pris parce que nous superviseurs nous avons aussi fait grève avec nos équipes, mais on est d’anciens opérateurs et on est mal. Lorsqu’on demande des recrutements pour faire face à la surcharge de travail on nous dit toujours non avec l’argument que les ratios ne sont pas bons !
Je vois Philippe qui ne tient plus sur sa chaise, va-t-il intervenir ? Mais que peut-il dire sans mettre le feu aux poudres ? Je vois Christian qui lui fait signe de ne pas répondre, il va le faire lui même.
- je pense que nous devons retrouver cette envie qui nous a animée pendant des années dans cette entreprise. Avoir envie de travailler ensemble, avoir envie de satisfaire nos interlocuteurs, clients ou patients. J’ai bien entendu ce que vous avez voulu dire et je vous remercie d’avoir d’une certaine manière dit NON à cette course au rendement avec cette grève. Ce que nous allons construire ensemble c’est le Medical Services Group de demain. Des enjeux colossaux nous attendent et je veux que vous soyez acteurs de ces défis.
Jean est tout pâle, les ratios c’est lui, le reporting c’est lui, il est arrivé comme directeur administratif et financier (DAF) pour mettre des outils modernes de gestion et je vois bien qu’il prend toutes ces remarques de plein fouet.
Christian ne dit rien pour légitimer son action, c’est dur, il ne répond pas vraiment, il reste général comme il sait si bien le faire.
- Claire, que vous connaissez, notre DRH a été embauchée après cette grève car nous ne gérons plus une PME mais une entreprise de 2000 collaborateurs et tout cela ne s’improvise plus. Il nous faut nous professionnaliser tous, y compris moi. J’ai chargé Claire d’animer des groupes de travail pour vous donner la parole à tous. Qui mieux que vous, pouvez émettre des idées pour relever les défis ? Je sais que nous partageons le sens du service et nous allons rattraper le coup, je l’espère. Les règles de gestion des ressources humaines doivent être équitables et connues de tous et nous devons répondre aux attentes par une véritable politique RH. Ce ne sera pas simple mais nous allons investir aussi en formation pour identifier les compétences et créer des parcours professionnels en interne. C’est un comble tout de même d’être reconnu pour nos formations qualifiantes que nous proposons à l’extérieur et que nous n’avons jamais véritablement mis en place en interne pour nos propres collaborateurs !
Tout cela doit se mettre en place mais je vous demande de nous faire confiance. Jean reviendra vers vous pour les indicateurs et on reverra les choses si ca ne vous convient pas.
La fin de la restitution est plus sereine et des questions constructives sont posées. Une autre étape est franchie mais Philippe et Jean sont en retrait. Christian n’a peut être pas assez soutenu son Directeur opérationnel et son Directeur financier qui en ont pris plein la tête et il n’a pas vraiment répondu à ces questions de ratios et aux enjeux financiers des prochaines années.
C’est à eux deux d’animer les groupes de travail. J’espère qu’ils vont arriver à digérer et dépasser ce qu’ils viennent d’entendre… je pressens qu’ici la partie n’est pas gagnée …
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Il est 20h et la journée a été éprouvante. Christian nous propose à Jean, Philippe et moi de nous retrouver dans le salon pour prendre un pot et débriefer de la réunion. Nous ne sommes pas assis que Philippe s’en prend violemment à moi.
- mais pourquoi n’a-t-on pas été associés à la préparation de cette restitution, nous aurions pu au moins répondre sur certains sujets, les ratios par exemple. Claire tu n’as rien maîtrisé du tout ! Si tu nous as invités pour nous faire lyncher en public il fallait le dire ! c’est çà les nouvelles méthodes de gestion des ressources humaines, c’est moi qui vais être en burn out et plus vite que vous le pensiez !
Et en se tournant vers Christian :
- C’est trop facile Christian de nous enfoncer avec Jean et de nous lâcher… ce n’est pas nous seuls qui avons décidé de mettre un peu d’ordre dans la gestion de cette entreprise quand même, tu veux ma démission tout de suite, depuis que Claire est arrivée tu ne nous demandes même plus nos avis. Le CODIR une instance stratégique et de décisions tu rigoles ?
Je ne bouge plus, je ne veux pas réagir à chaud. Christian les yeux plein de colère fait face à son beau-frère :
- Tu me fais chier, Philippe, si tu avais fait ton job correctement on n’en serait pas là. Tes petits coups tordus, tu crois que je ne les voyais pas. Tes manigances avec Frédéric Julien comme paravent tu me prends pour un con ? soit tu acceptes que tu as fait des conneries comme moi je me remets en cause, depuis février, soit tu restes sur ta position et tout ce qu’on a construit depuis 20 ans va s’effondrer.
Philippe n’avait pas anticipé cette colère de Christian et pour reprendre la main se retourne vers Jean qui baissait la tête.
- Jean a tout de même rattrapé le coup en évitant qu’on ne sombre tous il y a deux ans ! la gestion ça n’a jamais été ta tasse de thé ! si les médecins étaient des gestionnaires on le saurait ! et tu as la mémoire courte, c’est moi qui ai mis en musique toutes tes idées et les plus saugrenues parfois. J’avoue que tu as toujours eu un coup d’avance sur les tendances, les nouveaux produits, mais sans moi cette boîte ne serait pas là aujourd’hui.
Je m’enfonce encore plus dans mon fauteuil, je sais que je ne dois pas intervenir au risque de me faire assassiner, cette conversation ne me concerne pas. Je suis mal à l’aise, mais Philippe a raison aussi…
Christian prend son imperméable et sort brusquement de la péniche…
- j’en ai assez entendu aujourd’hui, bonne soirée à tous.
Du salon où nous sommes qui donne sur le pont avant de la péniche, nous entendons sa voiture vrombir et s’éloigner à toute vitesse. Nous restons tous les trois. Sans un mot Philippe sort et nous l’entendons appeler sa sœur, Muriel, la femme de Christian et lui aussi part après avoir claqué la portière de son Audi.
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Le port devient silencieux. Qui va rompre ce silence pesant ? Jean ou moi ? Nous sommes tous les deux assis et ne bougeons plus.
- Ne t’inquiète pas Claire, ce n’est pas la première fois qu’ils se disputent. Medical Services Group c’est cela aussi. Les coups de gueule entre Christian et Philippe. Tu en verras d’autres. C’est Muriel, qui va régler le problème entre eux deux comme d’habitude. Par contre, je ne m’attendais pas à autant de rancœur, de critiques. Quand je suis arrivé, il n’existait aucun tableau de bord, aucun outil de gestion fiable. J’ai passé des nuits avec mon équipe à tout construire, c’est injuste. Je suis dépité par autant de critiques.
- Le malaise ne vient pas des tableaux de bord en tant que tels, tu le sais bien. Nous sommes à un tournant et Christian et Philippe le savent. Tout se cristallise autour des ratios mais c’est la culture qui est en train de changer, l’entreprise passe à l’âge adulte et tout se joue maintenant. Soit on passe ce cap, soit c’est foutu. Tu as du connaître d’autres entreprises dans ces moments critiques avec plus ou moins de crise et de violence ? On construit pour demain. Ne le prend pas comme une remise en cause personnelle. Tu as fait ton job de DAF comme moi je vais faire celui de DRH, on a été recruté pour faire la mutation de la boîte, non ?
Jean se lève et regarde par le hublot. La Seine la nuit est encore plus impressionnante que le jour. Aucun bateau qui passe pour faire bouger la péniche. Il semble fatigué avec sa barbe du jour et sa chemise froissée. Sans se retourner :
- Oui, je comprends, mais Christian aurait dû faire un signe vers nous à la réunion cet après-midi. Il ressort comme le vainqueur et nous les emmerdeurs. Tu ne penses pas que l’on est grillés auprès des équipes ? et encore plus Philippe non ? C’étaient ses équipes qui parlaient. Je comprends qu’il soit en colère.
- Je pense que nous devons mettre en place ces groupes de travail. Il faut que tu en animes certains avec moi, celui sur ces ratios pour qu’ils soient enfin compris de tous comme des outils de gestion et non comme des outils de management. Philippe me déteste, mais on doit le convaincre de reprendre la main lui aussi et de s’impliquer dans ces groupes, tu ne crois pas ?
- Il ne va jamais vouloir, c’est se tirer une balle dans le pied.
- Il faut réfléchir comment les mener surtout sur les questions opérationnelles. Il faut qu’il revienne au centre il n’y a que toi qui puisse le convaincre de revenir dans la partie et d’en sortir vainqueur. Si Philippe met toute son énergie à me combattre, rien de bon n’en ressortira pour l’entreprise. Peux tu m’aider ? Je ne sais pas pourquoi on oppose toujours les DRH et les DAF, nos enjeux sont les mêmes...
Il est déjà 21h30 et nous regagnons chacun notre voiture dans le noir. Port Van Gogh est vraiment très mal éclairé et je ne m’y aventurerais pas seule après une certaine heure.