"Séminaires": chapitres 13-14-15


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Il est déjà 22h. J’ai eu de la chance de trouver une place juste à quelques pas de mon immeuble ce qui est rare dans cette rue animée de Saint Michel. Je me suis toujours demandée si cette rue dormait. Que je parte par le premier vol du matin ou arrive à des heures pas possibles, il y a toujours du monde été comme hiver.

  • Bonsoir Luigi, encore des clients à cette heure ?
  • Il n’y a pas d’heure pour manger un bout de pizza, tu veux quelque chose ? Il me reste une part de Reine. Tu n’auras plus qu’à la réchauffer ou si tu veux je le fais ?

 

Une pensée rapide au contenu de mon frigo : tout juste une tomate et un reste de feta,  

  • Avec plaisir ta  pizza est toujours succulente
  • Petit sourire ce soir, ta journée n’a pas du être drôle. Va te mettre au chaud ma belle et tu me diras ce que tu  as pensé de cette pizza !

 Je n’ai pas très faim mais dans cette rue ils me nourriraient tous tellement ils sont adorables et soucieux les uns des autres. Mazel, le meilleur libanais de Paris, Gwennola, la crêperie qui me rappelle ma Bretagne… un village parmi tant d’autres dans Paris et ici encore plus authentique malgré le flot des touristes.

 

La part de pizza dans une main et la clé dans l’autre, j’entends mon portable émettre la douce sonnerie « 3 violons » au fond d’un de mes sacs à main. Je me balade toujours avec deux, trois sacs je ne sais pas tout mettre dans le même, et comme toujours je suis chargée comme un mulet.

C’est Pierre.

Je lâche tout sur la console de l’entrée pour attraper à temps le téléphone.

 

  • bonsoir ma belle, comment vas-tu ? Cette journée pas trop compliquée ?
  • Qu’est ce qui se passe ? Tu pleures ?
  • Je n’en peux plus, rien ne va vraiment … Christian et Philippe se sont disputés violemment après notre réunion…, je… je suis épuisée… je ne sais même pas si demain je serai encore DRH…je ne veux pas pleurer…mais…
  • J’arrive, tu ne peux pas rester comme çà. Tu as diné ?
  • Non, mais Luigi d’en bas…
  • Je suis chez toi dans 10 mn, je t’aime.

 

Quelle idiote de  me montrer aussi vulnérable devant Pierre. Il me voit comme une DRH, forte et aguerrie à toutes les situations. Il a tant vécu de crises, il  a tellement vu de DRH, et même il en a  peut être fait craquer quelques uns …. Cette pensée m’amuse… Pierre si doux avec moi mais si intransigeant paraît-il…mais je dois admettre que je suis heureuse qu’il passe ce soir.

 

-14-

  • Bonjour Yves, un allongé s’il te plait. Tu vas bien ?
  • Moi je vais toujours bien, tu as l’air fatiguée, tu travailles trop Claire, tu vas te reposer à Noël ?  

 

Il pose le café devant moi. Il l’avait fait couler en me voyant traverser la route.

 

  • C’est pour ces petites attentions que j’adore venir ici. Oui mais Noël est toujours une période compliquée pour moi depuis mon divorce. Cette année mon fils est en Australie et ma fille va travailler tard.  Elle m’a dit qu’elle allait rejoindre son ami après alors tu vois ca va être tranquille. Et toi ?
  • Et bien comme d’habitude, le 25 tous les enfants mais le soir dodo de bonne heure aussi.

 

De loin je vois le titre du Parisien qu’Yves parcourt accoudé au bar « la fin du dialogue social en France? »

  • Tu me mets un autre allongé et  un croissant ce matin, je peux lire le journal si tu as fini ?
  • Oui, tiens, rien d’intéressant, quel bazar 2024 ? la mairie de Paris est en train de dépenser des millions pour les JO, mais moi en 2024, je serai à la retraite.

 

J’ouvre mon carnet devant moi pour écrire quelques lignes.

 

  • C’est qui le peintre déjà sur ton cahier ? Je le connais.
  • Gauguin, exposition au Grand Palais en 2017. Mais comment va t-on faire quand tu ne seras plus là ?

 

Yves repart servir les autres clients du bar qui arrivent par petits groupes de collègues.

 

Au centre du journal sur deux pages, trois interviews croisées, du président du Medef, d’un expert connu  et  de Pierre.

 

Que peut retenir le lecteur d’un journal comme celui ci sur un sujet aussi technique et confidentiel que le dialogue social ?

En lisant l’article, je conclue qu’ils disent presque tous  la même chose. Les nouvelles lois sont en train de faire mourir les organisations syndicales salariées ou patronales. Les élections professionnelles dans les entreprises sont devenues confidentielles notamment par des taux de participation qui baissent  partout y compris  dans les derniers bastions, EDF, SNCF, Air France.

 

Je vois bien chez nous aussi que les  élus censés représenter les salariés  sont pour certains éloignés du terrain. Ils passent leur temps en réunion, en commissions, en négociation et la plupart du temps avec moi. On discute de sujets qui nous sont imposés et qui ne répondent pas vraiment aux préoccupations des salariés.

 

Pierre dit une chose très juste dans l’article «  nous avons du mal à réfléchir au dialogue social de demain, nous restons dans nos postures habituelles, c’est beaucoup plus confortable. Nous n’arrivons pas à innover suffisamment. Nous sommes obnubilés par les élections et garder notre électorat. Parce que si nous perdons notre représentativité, nous n’existons plus, alors je vois bien que les équipes syndicales dans les entreprises ne prennent pas de risque. Elles veulent garder leurs moyens, leurs heures… ».

 

Je lis et relis ces dernières phrases, j’aurais pu dire la même chose…Ca a été mon premier dossier en arrivant en Juin, négocier l’accord sur la mise en place du CSE. Effectivement, les syndicats ne pensaient qu’à une chose garder tous leurs moyens. C’est parce qu’on était une des premières entreprises a avoir négocié que j’ai été invitée à  la table ronde où nous étions tous les deux il y a deux mois. Nous devions être en opposition mais nous avions tous les deux la même analyse de la situation, déjà… pas drôle pour le journaliste qui animait et qui adore les oppositions entre les invités.

 

Il est tellement courageux de dire cela dans un journal comme celui ci, ne va-t-il pas à l’encontre des intérêts de son organisation ?

 

J’attrape mon téléphone. Il est tôt …mais je vais lui envoyer un petit sms.

 

Pensées:   «  Merci pour cette belle soirée hier, tu es un magicien toute ma fatigue s’est envolée quand je t’ai vu… au fait je suis d’accord avec ce que tu dis dans le Parisien ce matin… tu vas avoir des ennuis en pensant comme çà » J

 

A peine 2 mn après le téléphone vibre.

 

Pensées: «  Merci ma bien aimée, j’ai l’impression de revivre depuis que je t’ai rencontrée. J’ai envie de dire enfin ce que je pense et oui il faut parler vrai sinon nous serons tous morts dans 10 ans, enfin eux car moi je ne serai plus aux commandes, tu es où ? « J

 

Pensées:  « Au café de la Mairie, et je suis déjà à mon deuxième café et toi ? »

 

Pensées:  « Petit déj à Matignon ce matin, des dossiers, encore des dossiers …je t’appelle après ? »

 

Pensées:  « CODIR toute la journée et après la soirée d’hier, je crains le pire, oui appelle moi, je sortirai quelques minutes pour toi…bonjour au Premier Ministre et ses conseillers J»

 

- Yves qu’est ce que tu fais ? Pourquoi tu restes me regarder comme çà ?

 

  • Tu es tellement absorbée par tes sms que l’immeuble peut s’écrouler sans que tu ne t’en aperçoives. Je pense que tu es amoureuse… et ce sourire en dit long. J’aimerais bien connaître cet heureux élu.

Je mets mon manteau et prends mes sacs.

 

- A demain et bonne journée pour le service du midi, il y aura du monde avec le marché aujourd’hui. Au fait tu le connais…il est dans le journal.

 

Je ris de bon cœur en voyant Yves se ruer sur le journal du jour, trouvera-t-il, trouvera-t-il pas ?

-15-

 

Pour un 22 Décembre, je trouve qu’il fait doux. Je marche le long des quais, flâner un peu me fait du bien. Par contre les pavés et les chaussures à talon ne font pas bon ménage. Le grand sapin devant Notre Dame clignote de mille lumières et les touristes font des selfies devant l’arbre avec la cathédrale en arrière plan. Les projecteurs des bateaux mouches lancent leurs jets de lumières sur le chevet du monument. Je me croirais vraiment dans une carte postale animée de Paris.

C’est ici. Sola est le fameux restaurant de cuisine Franco-Japonaise du 5ème arrondissement qui a pris feu en janvier dernier. Je suis heureuse d’y revenir. Christian a toujours de bonnes adresses. Il a invité les membres du codir avec leurs conjoints avant Noël, j’espère que tout va bien se passer.

  • Vous serez 9 m’a lancé l’assistante de Christian.

Je sais qu’un nombre impair à un dîner c’est pénible mais je viens seule. Cà jase sur ma situation surtout parce que  personne ne sait rien de ma vie privée (enfin je le pense).Des bruits courent et Philippe n’est pas le dernier à bavarder. Une femme seule c’est bizarre.

Le bar à saké est désormais au rez de chaussée, Christian et Muriel sont déjà arrivés. Ils m’invitent à les rejoindre et Christian me tend une coupe de champagne (pas de saké ?)

 

Muriel est une très belle femme, et la robe noire toute simple qu’elle porte, qui vient certainement de chez un créateur, lui va merveilleusement bien.

 

  • Bonsoir, Claire, comment vas-tu ? On est très heureux de t’accueillir pour ton premier dîner de Noël avec nous, tu connais cette adresse ?
  • Je suis venue avant l’incendie et c’est ici que j’ai bu mon premier saké de qualité, ils avaient une cave à saké extraordinaire et je crois que c’est encore le cas ?
  • Oui et le restaurant ré-ouvre aujourd’hui après un an de travaux, le chef est merveilleux.
  • Alors ces 6 premiers mois avec mon mari et mon frère pas trop difficile ? C’est la première fois qu’ils travaillent avec une femme de caractère comme toi et je suis sûre qu’ils ont beaucoup à apprendre, ils avaient besoin d’être challengés un peu, n’est-ce pas Christian ?
  • Ne mets pas Claire dans l’embarras, ma chérie, tu sais que ton frère lui a déclaré la guerre ? Quel macho Philippe et je crois qu’il est incapable de se remettre en cause.

 

A peine avait-il finit sa phrase que Philippe rentre avec son épouse suivie de Jean avec la sienne. Sauvée, leurs histoires familiales  me mettent  mal à l’aise, je ne sais jamais jusqu’ où je peux aller dans la discussion avec Christian sur Philippe, par contre Muriel semble être impliquée  dans les affaires de Medical Services Group.

  • Se garer dans ce quartier c’est impossible Christian, grogne Philippe, j’espère que le resto vaut le coup. Nous avons marché au moins un kilomètre.

Tu n’as pas eu ce souci Claire, tu n’habites pas très loin ?

- Effectivement, j’habite à côté, rue Saint André des Arts et longer la Seine est une belle promenade surtout avec les déco de Noël.

 

Philippe est déjà parti sans écouter ma réponse, il salue Jean, Alexandre et leurs épouses. Quel goujat!

 

  • Bonsoir, Julia, je suis l’épouse de Philippe.

Elle soupire très ouvertement.

  •  Il manque à tous ses devoirs. Vous êtes Claire ? Vous avez beaucoup de courage de travailler avec ces deux hommes là… (elle lance un clin d’œil à Muriel)  ils n’ont jamais écouté qu’eux mêmes. 

En se penchant vers moi sous le ton de la confidence :

  • Entre nous vous faites bien de  bousculer mon mari et à ce que je perçois il n’est pas insensible à vos conseils… çà il ne vous le dira jamais.

 

Le maître d’hôtel invite les convives  à descendre au restaurant gastronomique au sous-sol où Aki les attend.

 

Je me retrouve entre Christian et Jean, Muriel et Julia en face. La soirée débute joyeusement. Elles semblent être des femmes qui ne se prennent pas trop au sérieux. Tant mieux, j’apprends avec  surprise que Julia est avocate en droit du travail, Philippe ne m’en a jamais parlé alors qu’il sait très bien que moi aussi je suis avocate. Il est étrange, mais «  il n’est pas insensible à mes conseils » je n’en reviens pas, il me montre tout le contraire.

 

Muriel est médecin comme Christian. Elle me raconte qu’elle a très peu exercé et qu’aujourd’hui elle écrit. Sa passion, la littérature. Elle écrit et a  publié des romans historiques, histoire contemporaine. Son père était professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne et son admiration inconditionnelle pour lui l’a amené tout naturellement vers l’écriture.

  • Je ne comprends toujours pas pourquoi j’ai fait médecine… si ce n’est pour rencontrer Christian, dit-elle en souriant à son mari. Il était entouré de très belles étudiantes avec son charme naturel…
  • Tu écris sur quoi en ce moment ? Ma belle sœur ne vous le dit pas mais elle écrit des romans engagés avec toujours un arrière fond de lutte sociale ou de bouts de vie         d’ouvriers dans une usine inconnue. Elle transforme des faits  quelconques en récits passionnants. Muriel, tu devrais offrir quelques uns de tes romans à Claire pour les vacances de Noël.
  • Julia est ma plus fidèle lectrice depuis toujours. Sans elle je n’aurais jamais osé envoyer un manuscrit à un éditeur. En ce moment, je travaille sur les grèves des sardinières à Douarnenez en 1905 et 1924. Ces femmes sont extraordinaires. C’est un souvenir d’enfance qui m’est revenu, la mère de Sylviane  chantait la chanson des Penn Sardin. Sa propre mère en était une ! Mais assez parlé de moi, et toi, Claire, Medical Services Group ne te prend pas tout ton temps, j’espère ? Christian m’a fait lire le rapport du diagnostic post grève, je le trouve très pertinent, les mécanismes de déclenchement des conflits sont les mêmes d’un siècle à l’autre, les conditions de travail, l’attitude des chefs, les salaires.

 

J’observe Philippe à l’autre bout de la table qui nous regarde en coin : sa femme, sa sœur et sa plus grande ennemie en grande conversation, il doit se demander ce que l’on se raconte d’un air aussi enjoué. Muriel a parlé de Sylviane, Sylviane Kergoat, notre déléguée syndicale ? Elles se connaissent bien, on dirait. Sylviane est-elle aussi de la famille ? 

 

Aki, la serveuse, nous présente sur une ardoise des gros cachets blancs de type aspirine et y verse  quelques gouttes d’eau. Magie de la chimie, ces cachets se transforment en serviettes pour se rafraîchir les mains en début de dîner. C’est original et l’effet est toujours garanti.

 

Au menu bonbons de foie gras poêlé au miso, noix de saint Jacques au basilic japonais et guimauve au soja, alliance de saveurs surprenantes mais si fines et délicates.

 

Ces plats tous plus succulents les uns des autres  rendent  les conversations légères et animées. Les barrières tombent. Je passe une excellente soirée, le saké y contribue certainement tellement il est délicat. Philippe semble incollable sur le saké et  les terroirs très différents. Quelle pureté ! Il nous indique qu’il peut être  bu tiède ou à température ambiante mais celui-ci est une merveille. On ne l’arrête plus et ce qu’il dit est passionnant, il raconte des histoires autour de ces différents sakés au japon.

Philippe est un passionné des vins, des sakés, des boissons en général y compris  des bières. Julia m’indique leurs visites des vignobles pendant les week-end ou vacances, il aurait dû en faire son métier me dit-elle.

 

Le séminaire d’Octobre dans la Vallée de Chevreuse, les règlements de compte semblent bien loin ce soir. Espérons que nous travaillerons mieux ensemble après cette belle soirée.

 

Avant de partir, Philippe s’approche de moi :

 

  • Joyeuses fêtes Claire, je pense que nous allons devoir constituer ces groupes de travail rapidement ?  Je compte sur toi.

Bonne nuit.

 

Je rentre le cœur léger et débordant  d’amour. J’attrape mon téléphone

 

Pensées:  «  Bonne nuit mon amour, j’ai passé une excellente soirée, chez Sola, j’aurais aimé que tu sois là. A demain ? »

Les deux notes de verre de réponse au sms retentissent dans la nuit étoilée

Pensées:  « Fais de beaux rêve, ma belle. Je compte les heures avant de te rejoindre. Pierre »

 

 


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